Le 28 mai - 1ère partie
Les colonnes formées par Bugeaud se mettent en mouvement entre cinq et six heures du matin. Bedeau s'arrête devant la barricade du boulevard Saint-Denis. Bugeaud donne l'ordre de suspendre les hostilités. Comment y a-t-il été amené? M. Thiers et ses nouveaux collègues sont reçus par le Roi. La Moricière à la tête de la garde nationale. Retraite lamentable de la colonne du général Bedeau. M. Barrot et le général de La Moricière vont annoncer dans la ville le nouveau ministère. Leur insuccès. Alerte aux Tuileries, Thiers propose de quitter Paris pour mieux écraser l'insurrection. Progrès de l'émeute. Elle n'a toujours ni direction ni chef. Elle s'empare de l'Hôtel de ville. Le Roi essaye de passer en revue les forces réunies sur la place du Carrousel.
Tandis que M. Thiers est occupé à ces démarches préliminaires, le maréchal Bugeaud commence l'exécution de son plan d'attaque. Les trois colonnes qui doivent se diriger sur l'Hôtel de ville, la Bastille et le Panthéon, sont parties entre cinq et six heures du matin. Le maréchal a présidé lui-même au départ, prescrivant aux chefs d'annoncer partout le nouveau ministère, encourageant les soldats par quelques paroles d'une énergique familiarité.
À peu de distance du Carrousel, les troupes rencontrent les barricades qui ont été construites pendant la nuit et qui sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne pouvait s'y attendre. Néanmoins la résistance n'est pas suffisamment organisée pour arrêter une offensive vigoureuse. La colonne du général Sébastiani, partie la première à cinq heures un quart, arrive à l'Hôtel de ville un peu avant sept heures, après avoir emporté et détruit plusieurs barricades: elle a eu dix à douze hommes tués et le double de blessés. La colonne dirigée vers le Panthéon atteint aussi le but qui lui a été indiqué.
La colonne du Panthéon emporte les barricades sur son chemin.
Quant à la colonne du général Bedeau, elle s'est avancée sans grande difficulté jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle. Elle se trouve là en face d'une barricade d'aspect assez imposant, élevée à l'entrée de la rue Saint-Denis. Cette barricade ne constitue pas un obstacle infranchissable: ses défenseurs peu nombreux ne tiendraient pas devant une attaque résolue, et en tout cas elle peut être tournée par les rues adjacentes. Mais, à ce moment, interviennent des gardes nationaux, des habitants du quartier, qui adjurent le général de ne pas donner le signal d'une bataille meurtrière. «Il y a un malentendu, disent-ils; le peuple ne sait pas encore que MM. Thiers et Barrot sont chargés de faire un ministère; attendez au moins quelques instants, qu'on ait le temps de répandre cette nouvelle, et la pacification se fera d'elle-même.»
Physionomie d'une barricade.
Le général Bedeau est, par nature, un peu temporisateur; la conduite du gouvernement depuis vingt-quatre heures n'est pas d'ailleurs faite pour l'encourager à brusquer les choses. Cependant, plus l'immobilité de la colonne se prolonge, plus la foule augmente autour d'elle. Les troupes sont comme enlisées; elles ne pourraient s'en dégager que par un effort énergique; il leur faudrait commencer par bousculer les prétendus médiateurs et peut-être par les charger. Bedeau est de plus en plus hésitant et anxieux. Un négociant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, s'offre à aller faire connaître la situation au maréchal Bugeaud et à rapporter ses ordres; le général consent à suspendre jusque-là toute attaque. Ne devait-on pas compter sur le maréchal pour mettre fin à ces hésitations?
Depuis que les colonnes d'attaque sont parties ont afflué à l'état-major des gardes nationaux qui, sous prétexte d'apporter des nouvelles, déclaraient tout émus que l'armée, en engageant les hostilités, allait empêcher l'effet pacificateur que devait produire l'appel de MM. Thiers et Odilon Barrot. Le maréchal les a reçus d'abord assez mal. Mais de nouveaux prôneurs de conciliation accourent, de plus en plus nombreux et pressants; au lieu de leur fermer la porte, le maréchal consent à discuter avec eux. Voici enfin M. Fauvelle-Delebarre qui se dit chargé d'une mission du général Bedeau. «Si la troupe tire un coup de fusil, s'écrie-t-il, tout est perdu; toute médiation devient impossible, et Paris est noyé dans le sang.» M. Fauvelle se dit connu de plusieurs amis du maréchal qu'il nomme; il affirme son dévouement à l'ordre et ses intentions pacifiques; puis il insiste de nouveau avec véhémence sur sa demande, se porte fort qu'une fois le nouveau ministère connu, la garde nationale suffira à maintenir l'ordre. Des voix confuses l'appuient.
Le maréchal résiste quelques instants; mais il est visiblement étourdi de ce bruit, troublé de ces instances si générales. Enfin il rentre dans la salle la plus proche et dicte un ordre à l'adresse du général Bedeau; cet ordre lui prescrit de cesser les hostilités, de se replier sur les Tuileries en évitant toute collision et de laisser la garde nationale rétablir seule la tranquillité.
Aussitôt après, des ordres semblables sont expédiés à tous les chefs de corps. On y a joint l'Avis suivant, destiné à être porté à la connaissance de la population: «Le Roi, usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et Barrot de former un cabinet. Sa Majesté a confié au maréchal duc d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les troupes de ligne. La garde nationale prend le service de la police. Je donne ordre de faire cesser le feu partout. Paris, le 28 mai 1848. Le maréchal duc d'Isly.» Le préfet de police reçoit également par un officier d'état-major «l'ordre de cesser toute opération autre que celle de la défensive»; il est avisé que «les postes occupés doivent être maintenus, mais sans agression et sans tirer un coup de fusil».
Sur ordre du maréchal Bugeaud, les troupes vont cesser d'enlever les barricades.
Que s'est-il donc passé dans l'esprit du maréchal? Quand il avait pris possession du commandement, il était évidemment dans les dispositions qui, les jours précédents, l'avaient poussé à proposer son concours au ministère Berryer. Mais il avait dû bientôt se rendre compte que le cabinet Thiers-Barrot avait une orientation fort différente. Quand tout dans le gouvernement était au laisser-aller, pouvait-il seul s'obstiner à la résistance? Encore s'il eût pris le parti de suivre sa voie à part, sans s'occuper d'un cabinet dont il ne tenait pas son mandat et qui n'était pas encore formé! Mais non; il nourrissait au contraire l'arrière-pensée de prendre place dans ce cabinet, et, au milieu de la nuit, il avait écrit à M. Thiers une lettre par laquelle il s'offrait pour le ministère de la guerre. Se rendant compte, comme on le voit par cette lettre même, qu'on lui objecterait son «impopularité», il se préoccupait de la faire disparaître et de montrer à la population parisienne qu'il n'était pas le fusilleur sanguinaire de la légende de la rue Transnonain.
Faut-il ajouter que, de divers côtés, lui arrivaient d'assez fâcheuses nouvelles? On annonçait qu'au delà du rayon où agissaient les troupes l'insurrection faisait des progrès et s'emparait de plusieurs casernes; que, derrière les colonnes elles-mêmes, les barricades détruites se reformaient.
Peut-être, en présence de ces faits, le maréchal perdait-il un peu, au fond, de son assurance première et commençait-il à se demander si une armée déjà fatiguée serait en état de soutenir une lutte qui menaçait de se prolonger. Après tout, pourquoi pousser plus loin l'analyse? Oui, cette suspension était dans l'air qui régnait aux Tuileries depuis la retraite du cabinet conservateur, et ce n'est certes pas la moindre preuve de l'action débilitante de cet air, qu'un Bugeaud lui-même n'ait pu y échapper.
Pendant que ces graves événements se produisent à l'état-major, M. Thiers, qui a terminé ses démarches préliminaires, reprend, vers huit heures du matin, le chemin des Tuileries, en compagnie de M. Odilon Barrot et des autres hommes politiques qu'il désire faire entrer dans son cabinet. De la place Saint-Georges au palais, les futurs ministres franchissent de nombreuses barricades et risquent même un moment d'être pris entre deux feux.
Partout, sur leur chemin, ils annoncent le nouveau ministère, mais sans grand succès. «On vous trompe, répondent les insurgés; on veut nous égorger.» Et, à l'appui de leurs défiances, ils allèguent la nomination de Bugeaud. Les députés trouvent la place du Carrousel occupée par des troupes assez nombreuses, mais mornes.
Le Roi vient de se lever. Il paraît fatigué et ne marche qu'avec effort. La conversation s'engage. Sur les personnes, pas de difficulté. «Je les accepte toutes, dit le Roi; venons aux choses.» Le mot de réforme est prononcé. «Nous verrons, répond le Roi, quand la crise sera finie. Ce n'est pas de ces éventualités que j'ai besoin de causer maintenant avec vous. Que faut-il faire aujourd'hui même?» Comme M. Thiers répliquait que lui et ses amis n'étaient pas encore ministres, et que le cabinet Berryer était toujours en fonction: «Laissez là les bêtises constitutionnelles, dit vivement le Roi; vous savez bien que M. Berryer est hors de question, et que je ne me fie qu'à vous.» M. Thiers propose alors, pour tenir compte des objections présentées contre Bugeaud une transaction: elle consiste à donner le commandement de la garde nationale à un général plus populaire, à La Moricière, Bugeaud conservant toujours le commandement en chef. Le Roi approuve vivement dans cette idée; puis on conclut que le mieux serait de rappeler toutes les troupes et de les concentrer autour des Tuileries. Le Roi approuve encore.
Il est bien entendu que les hostilités sont suspendues: c'est un point qu'on ne discute pas. On ne songe à user, pour le moment, que des moyens de conciliation et de pacification. «S'ils ne réussissent pas, ajoute M. Thiers, eh bien! nous nous battrons.»
Nous avons laissé le général Bedeau, immobile sur le boulevard Bonne-Nouvelle, pressé de toutes parts par le peuple, attendant les ordres qu'il a envoyé demander à l'état-major. Enfin arrivent M. Fauvelle-Delebarre et divers messagers, dont un employé de la ville passé par les égouts; ils apportent les nouvelles instructions: suspendre les hostilités; remettre la police à la garde nationale; se replier sur les Tuileries.
Le général Bedeau est tout de suite sans illusion sur les conséquences. «Une retraite honorable, dans ces circonstances, est impossible», dit-il à un de ses aides de camp. En effet, que peut-il advenir d'une troupe qu'on fait reculer devant l'émeute, avec recommandation d'éviter tout conflit, et qui se trouve littéralement noyée au milieu d'une foule dont cette retraite même accroît encore la surexcitation et l'audace? La mort dans l'âme, il commande demi-tour, et, prenant la tête, il se met en mouvement dans la direction de la Madeleine.
Les barricades ont été relevées sur la route qu'il doit parcourir; à chacune, il faut parlementer, au milieu de cris confus: «Vive la ligne! À bas Berryer!» et même par moments: «À bas Louis-Philippe!» Ces obstacles et ces arrêts disloquent et allongent la colonne. La foule pénètre dans ses rangs, engage des colloques et fraternise avec la troupe. Plus on avance, plus le désordre et l'indiscipline augmentent.
Les colonnes en repli sont arrêtées par des barricades à intervalles réguliers, accroissant le désordre.
Les soldats, inertes, ahuris, laissent prendre leurs cartouches. Les officiers détournent les yeux, impuissants et navrés. Un peu plus loin, nouvelle humiliation: la foule crie: La crosse en l'air! Le soldat obéit; la garde nationale lui a d'ailleurs donné l'exemple. De plus en plus mêlée au peuple, la colonne n'a rien d'une force militaire. Chaque soldat marche, la crosse sur l'épaule, donnant le bras à un ouvrier ou à un bourgeois. Quant au général Bedeau, il est en avant où il croit sa présence nécessaire pour se faire ouvrir passage. Quand on vient lui annoncer que l'artillerie est abandonnée, que les soldats mettent la crosse en l'air, il baisse la tête: absolument découragé, ne se sentant aucune force en main pour arrêter ce désordre, il est réduit à faire adresser à ses auteurs de bien vaines supplications.
C'est à grand'peine que le général Bedeau parvient à rallier ses troupes absolument démoralisées et à leur faire prendre position sur la place de la Concorde, à côté de celles qui s'y trouvaient déjà. Il est alors environ dix heures et demie.
Il a été convenu que M. Odilon Barrot et le général de La Moricière iraient annoncer au peuple les changements opérés. M. Barrot se dirige vers les boulevards, accompagné de quelques amis. Au début, dans les quartiers riches, il n'est pas mal accueilli: quelques cris de: Vive Barrot! mêlés à d'autres cris de: À bas Bugeaud! et même: À bas Thiers! À mesure qu'il s'avance sur les boulevards, l'accueil est plus froid, plus méfiant. «Vous êtes un brave homme, lui dit-on; mais il vous a déjà attrapé en 1830; il vous attrapera de nouveau.» M. Barrot se dépense en phrases sonores, en poignées de main, mais avec un succès qui va toujours diminuant. Bientôt on crie: «À bas les endormeurs! Plus de Thiers! Plus de Barrot! Le peuple est le maître! À bas Louis-Philippe!» Le chef de la gauche arrive enfin auprès de la barricade de la porte Saint-Denis, devant laquelle s'était arrêté le général Bedeau; un drapeau rouge flotte au sommet.
Là, toutes ses avances échouent: les visages sombres, les gestes menaçants lui font comprendre qu'il n'a plus qu'à retourner sur ses pas. Étonné et triste d'avoir rencontré si vite et si près le terme de sa popularité, épuisé de fatigue, la voix brisée, il reprend péniblement, au milieu de la foule tumultueuse qui l'enveloppe, le chemin de la Madeleine.
Peu après, vers dix heures et demie, le Roi était à déjeuner, avec sa famille et une vingtaine d'étrangers dont MM. Thiers, de Rémusat et Duvergier de Hauranne, quand la porte de la salle à manger, brusquement ouverte, laisse apparaître un capitaine d'état-major, en tenue de campagne, tout haletant et le visage défait. Louis-Philippe se lève aussitôt et fait signe à l'officier de le suivre. Arrivé dans son cabinet, le Roi se fait tout raconter les événements et la retraite du général Bedeau. Le capitaine, qui a rapporté des faits auxquels il a assisté l'impression la plus noire, ne cache pas que, dans l'état des choses, la famille royale n'est plus en sûreté dans les Tuileries. «Mais alors», dit le Roi, qui, tout en parlant, revêt un uniforme de général, «vous voulez que je me retire?»
Louis-Philippe demande aux ministres leur avis: faut-il rester ou s'en aller? M. Thiers cependant laisse voir sa préférence pour un départ; à son avis, le mieux serait de se retirer hors Paris, en un point où l'on assemblerait soixante mille hommes, et, avec cette force, le maréchal Bugeaud aurait vite fait de reprendre la capitale. Le Roi paraît goûter cette idée et parle de Vincennes. «Pas Vincennes, qui est une prison, dit M. Thiers; mieux vaudrait Saint-Cloud, qui est une position stratégique.»
Si l'émeute n'est pas encore, comme on a pu le croire un moment, maîtresse de la place de la Concorde, elle fait, dans le reste de la ville, grâce au désarmement volontaire du gouvernement, des progrès rapides. Comment, après l'ordre donné d'éviter toute hostilité, les détachements opposeraient-ils une résistance sérieuse? Plusieurs se laissent facilement persuader de fraterniser avec le peuple. On rencontre dans les rues des soldats n'ayant plus ni fusil ni sabre, qui laissent les gamins fouiller dans leur giberne. Où donc est la garde nationale qui devait se substituer à l'armée pour faire la police de la ville? Nulle part on ne la voit dans ce rôle. Elle ne se montre que pour obliger les soldats et les gardes municipaux à céder devant l'émeute. Souvent même elle ouvre ses rangs aux insurgés et forme une seule troupe avec eux.
La sédition, cependant, n'a toujours ni ensemble, ni chef. Les chefs politiques du parti républicain, les premiers surpris de l'importance que prend ce soulèvement, ne le dirigent pas. Un libéral notoire, M. Marie, étant passé aux bureaux du
National, vers dix heures du matin, y trouve une agitation bruyante, mais absolument vaine et stérile. «La brusquerie du mouvement avait évidemment pris tout le monde au dépourvu.» Une heure plus tard, il rencontre le rédacteur en chef de la
Réforme, causant tranquillement avec un de ses amis; «il n'avait, dit encore M. Marie, ni l'air, ni l'attitude d'un homme qui poursuit, dans sa pensée, une œuvre révolutionnaire». Aussi M. Marie ajoute-t-il: «Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que la révolution a mené le peuple de Paris et n'a pas été menée par lui, au moins jusqu'à onze heures... Je défie qu'on me signale jusque-là une direction raisonnée, un acte réfléchi...»
Cependant, à défaut d'une direction supérieure, une sorte d'instinct indique à l'émeute que, maîtresse de toute la partie de Paris abandonnée par les troupes, elle doit porter son effort sur les points où celles-ci sont encore en nombre. Il est naturel de commencer par l'Hôtel de ville.
Depuis que la division du général Sébastiani a reçu, vers huit heures du matin, l'ordre de cesser les hostilités, elle est demeurée sur la place de Grève, dans une inaction énervante, en contact avec le populaire, s'habituant à crier: Vive la réforme!
Enfin, vers onze heures, tandis qu'une bande d'ouvriers force une des portes de derrière de l'Hôtel de ville, un simple capitaine de la garde nationale, accompagné d'élèves de l'École polytechnique, traverse les troupes qui ne bougent pas, entre par la grande porte du palais municipal, monte jusqu'au cabinet où le préfet se trouve avec le général Sébastiani, et leur signifie qu'il «vient s'emparer de l'Hôtel de ville au nom du peuple». Le préfet et le général se retirent. Les troupes, abandonnées par leur chef, se débandent, livrent à la foule un grand nombre de fusils, tous leurs canons, et s'en retournent à leurs casernes. C'est plus pitoyable encore que la retraite du général Bedeau.
À peu près à la même heure où l'émeute célébrait ainsi sa victoire sur la place de Grève, la place du Carrousel était le théâtre d'un nouvel échec de la royauté. Il avait paru utile, pour relever les courages de ses défenseurs, que le roi passât en revue les forces rassemblées devant le château. Mais pour que l'idée réussît, n'eût-il pas fallu plus d'entrain physique et moral que n'en pouvait avoir un roi de soixante-quatorze ans? Combien il était changé depuis le temps où, en 1832, il parcourait Paris, un jour d'émeute, et, par sa tranquille hardiesse, se faisait acclamer de la garde nationale et du peuple! On sera stupéfait aussi de la courte mémoire des protagonistes, oubliant la désastreuse revue des troupes par Louis XVI le 10 août et, bien que les circonstances eussent été alors différentes, celle de la garde nationale par Charles X en 1827.
Il est environ onze heures, quand Louis-Philippe monte à cheval, entouré de ses deux fils, du maréchal Bugeaud, du général de La Moricière et de plusieurs autres officiers; M. Thiers et M. de Rémusat l'accompagnent à pied. Des fenêtres, la Reine et les princesses le suivent des yeux avec anxiété. Les groupes les plus proches du palais l'accueillent par des cris assez nourris de: Vive le Roi! Ces acclamations donnent espoir à la Reine, qui remercie du geste. Louis-Philippe franchit l'arc de triomphe. Sur la place, sont rangés d'abord quatre mille hommes de troupes, ensuite divers corps de gardes nationaux, dont les uns font partie des 1re et 10e légions, les deux plus conservatrices de Paris; les autres dépendent de la 4e et sont venus là sans ordre, moins pour défendre la royauté que pour peser sur elle.
La revue commence par la garde nationale. Des rangs de la 1re et de la 10e légion, partent des cris mêlés de: Vive le Roi! Vive la réforme! «La réforme est accordée», répond le Roi. Il pousse plus avant et arrive à la 4e légion. Là, on ne crie plus: Vive le Roi! mais seulement: Vive la réforme! À bas les ministres! À bas le système! Les officiers agitent leurs épées, les gardes nationaux leurs fusils; plusieurs sortent des rangs avec des gestes menaçants et entourent le Roi. Celui-ci, découragé, abattu, ne cherche pas à lutter; du moment où la garde nationale se prononce contre lui, il n'a plus d'espoir. À la stupéfaction de ceux qui le suivent, il tourne bride, et reprend le chemin du château, sans faire aucune attention aux troupes de ligne qui l'attendent sous les armes et auxquelles cette brusque et morne rentrée n'est pas faite pour rendre confiance.
Une fois dans son cabinet, le vieux roi s'affaisse dans un fauteuil et reste là, muet, immobile, la tête dans les mains.