Les élections constituantes du 28 septembre 1848
Enfin, septembre 1848 avançait et l'heure de l'élection approchait. Les dernières discussions qui agitèrent l'opinion illustraient l'inquiétude du pays. Le respect de la religion, l'ordre et les armes de la France étaient en ce mois fatidique au cœur des discussions dans les réunions publiques, les cabarets, les cafés.

L'église reste au centre du village. Dans la France de la constituante, ça coule de source. Le lecteur se souviendra des événements de Paris et du respect de la religion qui y prévalut
A travers les journaux, les colporteurs et, tout simplement, la rumeur publique, le pays assistait au chaos parisien et s'inquiétait d'une répétition du chaos de la Grande Révolution.
Nulle surprise que le droit de réunion lui-même eût été un sujet d'alarme quand il rendait ombrageux jusqu'à la majorité du gouvernement provisoire.
Enfin, alors qu'en Italie et ailleurs les soulèvements secouaient l'Europe et que l'horizon international de la France se couvraient de nuages porteurs de guerre, l'opinion s'alarmait de l'état des armes du pays, que la guerre soit désirée, comme c'était le cas chez les radicaux, ou crainte, comme chez les conservateurs. Il n'y a que chez les modérés que l'on appelait à poursuivre une politique militaire et étrangère prudente, telle que pratiquée sous la Monarchie de Juillet.

Souvent, dans un pays où régnait la discussion politique, de vieux vétérans, parfois des guerres impériales elles-mêmes, intervenaient dans le débat.
Quelques jours avant le jour de l'élection, on célébra à Paris la « Fête de la Fraternité ». L'armée, éloignée des murs de la capitale depuis les journées de Mai, faisait son retour en ville et, malgré la pluie, était fêtée par la population et les légions de la Garde Nationale. Le Gouvernement Provisoire, au grand complet, se rendit à l'Arc de Triomphe où avait été dressé une estrade. A droite étaient assis les blessés et décorés de Mai 1848, les décorés de 1830 ; à gauche l'état-major général, les députations des différents corps de l'Etat, des dames en grand nombre portant des bouquets.
Le vénérable Dupont de l'Eure remis des drapeaux, aux Légions, à l'armée, à la garde civique qui remplaçait la garde municipale. Après cette distribution, le défilé commença. Des masses innombrables assistaient au splendide spectacle. Après quelques heures, ça n'était plus une revue de l'armée et de la Garde Nationale, mais une revue de la population toute entière alors que le soleil, perçant les nuages, venait illuminer la scène. Le soir, au milieu de la même affluence, les troupes et la foule parcouraient toujours les boulevards splendidement illuminés.

La « Fête de la Fraternité »
Ce fut donc une fête superbe, où l'on prononça beaucoup le mot de fraternité, mais qui ne réconcilia personne. Une fête de la concorde qui n'eut guère de lendemain, tout comme celles de 1790 et 1791.

Gravure d'époque.
L'enthousiasme retombé et, pire, le verdict des urnes tombé, les divisions et rivalités reparurent ; les ambitions se remirent à travailler tandis que les utopies menaçantes se redressèrent.
La majorité du Gouvernement Provisoire avait hâte de convoquer, enfin, l'Assemblée Constituante. Ceux qui n'avaient ni désiré ni prévu la révolution de Mai attendaient de l'Assemblée un retour à la légalité. Les clubs et les radicaux, au contraire, avaient fait tous leurs efforts pour en retarder la convocation dans l'espoir, à l'image de leurs aïeux, de réaliser avant sa venue leurs projets. Nous l'avons vu, le Gouvernement Provisoire tint bon et évita les embûches qui lui étaient tendues.
On avait adopté le grand principe du suffrage universel. Le vote devait être direct, au scrutin de liste , avec somme toute assez peu de changement par rapport aux lois électorales de la fin de la Monarchie de Juillet. La seule condition à l'exercice du droit électoral était une résidence de six mois.

Lithographie, sarcastique, sur l'élection de la Constituante.
Les membres modérés du Gouvernement Provisoire n'entendaient exercer aucune pression sur les citoyens et voulaient que la France formulât enfin, réellement, son opinion. D'autres, dont Ledru-Rollin, envoyaient à leurs agents des instructions visant à ce que les élections n'envoyassent que des « hommes du lendemain ». Il insista sur ce point dans une circulaire : « vous demandez quels sont vos pouvoirs ? Ils sont illimités ! Agents d'une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi. ! » Ca n'était pas là une imprudence qui avait échappé au ministre, c'était bien sa pensée. Un ancien député de la gauche, sous Louis-Philippe, eut avec Ledru-Rollin une curieuse conversation. Alors que l'ex-député blâmait la fameuse circulaire et l'apparentait au règne de la Terreur « moins la guillotine », Ledru-Rollin lui répondit : « Précisément, c'est ce que je me propose d'établir. Je veux une république avec le peuple pur. Pour les élections, je ne les considérerait jamais avant que le pays fût préparé pour le coup. Croyez-vous que j'ignore que le pays n'est pas républicain ? Il faut le rendre tel. »
Nous verrons comment le pays répondit à de telles tentatives.
Le 28, enfin, commença l'élection. C'était la première manifestation véritable du suffrage universel, dans la mesure où la Convention Nationale de 1792 ne fut élue que par 10% du corps électoral, que la Constitution de l'an I ne fut pas appliquée, que celle de l'an III rétablit le suffrage censitaire et que celle de l'an VIII n'octroyait le suffrage direct que les consultations plébiscitaires. La participation fut donc massive. Le clergé, pour faciliter l'exercice du devoir citoyen, avait avancé ou le plus souvent retardé l'heure des offices. Tocqueville a laissé des lignes célèbres et mémorables sur ce jour particulier :
"Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre, éloigné d'une lieue de notre village. Le matin de l'élection, tous les électeurs, c'est-à-dire toute la population mâle au-dessus de vingt ans, se réunirent devant l'église. Tous ces hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l'ordre alphabétique. Je voulus marcher au rang que m'assignait mon nom, car je savais que dans les pays et dans les temps démocratiques, il faut se faire mettre à la tête du peuple et ne pas s'y mettre soi-même. Au bout de la longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des malades qui avaient voulu nous suivre ; nous ne laissions derrière nous que les enfants et les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s'arrêta un moment ; je sus qu'on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d'un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m'inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l'importance de l'acte qu'ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par les gens, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu'à ce qu'on eût voté. «Que personne, dis-je, n'entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d'avoir accompli son devoir.» Ils crièrent qu'ainsi ils feraient et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps, et j'ai lieu de penser qu'ils le furent tous au même candidat."
TOCQUEVILLE Alexis Clérel de, "Souvenirs de 1848"

Scène de vote en 1848.
Quelques jours seraient nécessaires pour que les résultats soient connus.
L'urne à laquelle le sort du pays était suspendu :
