La journée du 27 mai 1848, 2ème partie.
Effet produit par la défection de la garde nationale au Palais. Discussions de Louis-Philippe. Renvoi du ministère. Emotion à la Chambre. M. Molé est chargé de former un nouveau gouvernement. Accueil fait à cette nouvelle par l'émeute.
Quand arrivent aux Tuileries les premières nouvelles de la défection de la garde nationale, on ne veut d'abord pas y croire. Les rapports se succèdent cependant, de plus en plus affirmatifs et alarmants. Du palais lui-même on entend les cris de la seconde légion massée sous les fenêtres du pavillon de Marsan, l'on voit défiler sur le quai la quatrième légion portant une pétition à la Chambre. Puis voici des amis connus, M. Horace Vernet, M. Besson, pair de France, le général Friant, qui racontent de visu les scènes de la place des Victoires et comment les gardes nationaux ont croisé la baïonnette contre les cuirassiers.
Cette fois, les optimistes sont atterrés. On avait toujours pensé que la garde nationale était le rempart de la monarchie et l'on s'était habitué à le dire plus encore qu'on ne le pensait. Du moment où elle passe à l'émeute, que devenir? Plusieurs officiers de la garde ont pénétré dans le château, dans un grand moment d'effarement et d'exaltation, criant très haut qu'ils sont prêt à se faire tuer pour le Roi mais que le ministère est haï, ils assurent que si le gouvernement est congédié, la garde nationale fera tout rentrer dans l'ordre.
Bien sûr, le ministère avait au Palais, jusqu'à son sommet, de nombreux adversaires. L'unité affichée dans les troubles n'était que de façade, le soupçon de déloyauté pesant toujours sur les Légitimistes, souvent à raison. Ces nouvelles servent d'argument: "par fidélité aux principes parlementaires et par loyauté à la parole donnée, disent-ils, faut-il exposer la monarchie à périr?"
Ils trouvent un puissant allié auxiliaire dans la Reine Marie-Amélie. L'agitation des dernières semaines l'avait rendue impatient de voir son mari avoir recours au remède qu'elle croyait efficace contre l'émeute et les dangers non-dits, venant de la Chambre elle-même, pour l'accession au Trône de son petit-fils.
Peu habituée à entretenir son époux des affaires politiques mais terrifiée des nouvelles qu'on lui apporte le 28, elle accourt, éplorée, auprès du Roi et emploie toutes les ressources de sa tendresse pour lui faire partager ses émotions et ses inquiétudes, le conjure de se séparer d'un cabinet dont l'existence lui paraît mortelle pour la monarchie - et pas seulement par l'émeute.
Plus tôt encore, Louis-Philippe eût éconduit la Reine en lui donnant affectueusement à entendre qu'elle se mêlait de choses qui n'étaient pas de sa compétence. Mais depuis qu'il avait appris la trahison de la garde nationale, il est bien changé. Rien ne subsiste plus de son optimisme et de l'ironie avec lesquels il recevait les alarmistes.
La reine Marie-Amélie. En l'absence de feux le Duc d'Orléans et de Mme Adélaïde, son pessimisme influença Louis-Philippe.
Il est étourdi, affaissé sous le coup qui le frappe et auquel il ne s'attendait pas. Il n'ignore certes pas que l'armée est toujours maîtresse de ses positions, que nulle part elle n'a fait défection, que sa supériorité demeure évidente. Mais il se rend compte que s'il veut continuer la lutte, il doit engager à fond la troupe, se débarrasser de la garde nationale et donner au besoin l'ordre de tirer sur elle.
Cette perspective le fait frémir. On l'entend se répéter à lui-même " j'ai vu assez de sang!" Ne lui affirme-t-on pas d'ailleurs dans son entourage le plus intime et le plus cher que s'il consent à donner satisfaction aux gardes nationaux, l'ordre sera rétabli sans que le sang ne coule? C'est toucher une de ses cordes sensibles. Un tel sentiment faisait honneur à son cœur mais dans ce cas particulier, était-ce bien raisonné?
Les défaillances des souverains, par les conséquences qu'elles entraînent, ne coûtent-elles pas souvent beaucoup plus de sang que n'en feraient répandre de plus énergiques résistances?
On peut encore indiquer deux causes de l'hésitation qui se manifeste chez le Roi. Il semble avoir eu sur son droit à se défendre par les armes un doute qui ne se fût certes pas présenté autant à l'esprit d'un prince légitime s'appuyant sur un titre ne dépendant pas d'une désignation populaire. Au moment de réprimer par la force la sédition de la bourgeoisie parisienne, il s'arrête, anxieux, à la pensée qu'il a reçu la couronne de ses mains. Il n'ose pas faire violence à l'égarement passager de ceux dont il croit tenir son pouvoir. "Est-ce que je pouvais faire tirer sur mes électeurs?" aurait-il déclaré plus tard. Après tout, n'est-ce pas l'un des phénomènes du siècle que la foi au droit monarchique semble être plus ébranlée dans le coeur des rois que dans celui des peuples?
N'oublions pas enfin que Louis-Philippe avait alors 74 ans. Les vicissitudes de la vie ont usé son énergie et sa volonté. Certains ont vu dans son obstination à voir arriver le danger moins de fermeté que de sénilité et on ne pouvait s'étonner que cette même sénilité tournât en défaillance. Enfin, le Roi savait ses dernières années arrivées et s'inquiétait de sa succession face à une Chambre et un cabinet où la force de l'élément Légitimiste faisait craindre une révolution de palais à sa mort. N'y avait-il pas l'occasion de se débarrasser du ministère voire de la majorité et de clôturer son règne sous un ciel politique plus favorable aux droits du Comte de Paris?
Louis-Philippe est en 1848 un vieil homme, marqué par la perte de son fils aîné et de sa sœur.
Vers quatorze heures, M. Guizot arrive aux Tuileries avant de se rendre à la Chambre. Aussitôt entré dans le cabinet du Roi, il est interrogé sur la situation. Il répond que l'affaire est plus sérieuse que la veille mais qu'avec de l'énergie on s'en sortira. Le Roi, soucieux mais emprunt d'une apparente décision, lui répond qu'il "y aurait peut-être lieu de convoquer sur le champ le conseil des ministres". M. Guizot, comprenant le sens de la phrase royale, lui répond que la Chambre est assemblée et ne saurait rester sans ministres surtout face à l'émeute. Louis-Philippe maintient ses propos et demande à M. Guizot, ami de longue date de la dynastie et de la monarchie de juillet, "d'aller trouver sans perdre un instant M. Berryer" et de l'amener au Palais.
M. Guizot court à la Chambre, réunie depuis peu de temps, mais dans une agitation ne permettant pas les délibérations. Il parvient à prévenir M. Berryer qui sort précipitamment de la salle, monte dans sa voiture et se dirige vers les Tuileries. ll est environ 14H30 quand MM. Guizot et Berryer entrent dans le cabinet du Roi qui a, auprès de lui, la Reine, le duc de Nemours et le duc de Montpensier. Le Roi expose la situation, s'appesantit sur la gravité des circonstances, parle de son désir de respecter les institutions et qu'il aimerait mieux abdiquer que de violer la majorité parlementaire.
" Tu ne peux pas dire cela, interrompt la Reine, tu te dois à la France; tu ne t'appartiens pas. -C'est vrai, répond-il, je ne puis donner ma démission".
Les ministres comprennent que la résolution du Roi est prise de se séparer du gouvernement. M. Guizot, sentant la fragile et contre-nature alliance entre Légitimiste et orléanistes conservateurs exploser, proteste de la loyauté de la plupart des ministres et députés, de leur volonté de défendre jusqu'au bout le Roi et les institutions et à accepter sans plainte le parti que le Roi prendrait, notamment s'il appelait d'autres hommes au pouvoir. Après des années de gouvernement Berryer et d'influence Légitimiste à la Chambre, la tentation est trop forte.
Berryer, quant à lui, la mine sombre, proteste en vain de sa loyauté et de celle de ses députés au serment prêté et à la parole donnée, de leur exécration du désordre, de l'inopportunité de diviser alors que l'émeute secoue Paris.
A la fin de l'entretien, le Roi laisse de côté toute précaution de langage : "C'est avec un amer regret que je me sépare de vous, mais la nécessité et le salut de la monarchie nécessitent ce sacrifice."
Le Roi indique son attention d'appeler M. Molé, Orléaniste du centre gauche, prélude d'une alliance entre orléanistes "conservateurs" et gauche dynastique favorable à la Réforme. M. Berryer proteste du viol qu'il perçoit de la volonté de la Chambre et qu'il ne répondra plus du comportement des députés de son parti, M. Guizot ne fait aucune objection, la résolution royale étant ce qu'il appelait de ses voeux depuis quelques temps.
Berryer est en 1848 un homme vieilli par le pouvoir et les compromissions. Il ne manifesta pas sa combativité habituelle face à Louis-Philippe. Tablait-il sur une vengeance par le biais de la Chambre ou avait-il baissé les bras?
La Chambre, intriguée du départ précipitée de M. Berryer, était de plus en plus agitée. Un député veut interpeller le ministère sur la convocation tardive de la garde nationale, on attend le retour du président du conseil. Voici enfin M. Berryer, pâle et contrarié. Il gagne lentement la tribune et avec une gravité triste et fière "Le Roi vient de faire appeler M. le comte Molé pour le charger...."
Des bancs de la gauche et du centre partent des exclamations de triomphe, une partie de la droite ne cache pas sa satisfaction. L'alliance se dessine. A droite, la majorité conservatrice et légitimiste se déchaîne. La Chambre sombre dans le chaos.
Alors que l'interruption s'atténue, M. Berryer reprend "Le Roi vient d'appeler M. Molé pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra l'ordre et fera respecter les lois avec loyauté comme il l'a toujours fait."
A peine est-il descendu de la tribune que des bancs de l'ex-majorité les députés se précipitent, la colère dans les yeux, l'injure à la bouche. "C'est indigne, c'est une lâcheté! On nous trahit! Aux Tuileries!"
Sur les bancs, M. Calmon, ancien directeur général de l'enregistrement, dit à son voisin M. Muret de Bord, ami de Guizot, "Citoyen Muret, dites à la citoyenne Muret de préparer ses paquets; la république ne nous aimera pas..."
Du côté de l'ex-opposition, si l'on triomphe avec joie, quelques uns sont soucieux. M. de Rémusat "C'eût été plus facile si nous étions arrivés par un mouvement de la Chambre; qui peut mesurer les conséquences d'un mouvement dans la rue?".
M. Thiers se fait raconter l'entrevue royale. "Ah, reprend-il avec une joie contenue, il a eu peur!"
A 16h, M. Berryer et ses collègues se réunissent une dernière fois chez le Roi, afin de prendre congé. Louis-Philippe se plaint des critiques et des insultes qui ont émané de la Chambre elle-même. "Il y a à cela, dit-il, une grande injustice. J'ai pensé à mon grand regret que l'intérêt de la monarchie exigeait ce changement; jusqu'à dans le cabinet certains ont partagé mon avis." Hypocrisie royale quand l'occasion était trop bonne de se débarrasser d'une majorité gênante? Trouble réel?
En tout cas, sur ce changement de cabinet opéré en pleine émeute, il ne saurait y avoir plusieurs manières de voir. Que le Roi euût mieux fait de se séparer de M.Berryer, y compris avant l'émeute, c'est une opinion qui peut se soutenir : refuser obstinément toute promesse de réforme, soutenir du bout des lèvres la dynastie, jouer l'opposition contre elle puis se présenter en gardien en interdisant le banquet, engager le combat puis abandonner, voilà qui ne saurait s'expliquer par une lamentable défaillance. Tout ce qui va suivre ne sera que la suite directe. Le signal est donné à immense "lâchez-tout" après lequel il n'y aura plus moyen de rien retenir. L'histoire de la monarchie de Juillet pourrait se terminer : l'explosion des contradictions accumulées depuis huit ans et la révolution qui a cause gagnée.
Du moment où l'on a pris le parti de la capitulation, au moins faudrait-il en recueillir les bénéfices. Pour cela, il faut procéder franchement et vivement, sans arrière-pensée ni marchandage et avancer tout de suite jusqu'au point où l'on pourra frapper l'imagination populaire. Telle ne paraît pas être la disposition du Roi qui semble regretter au fond ce qu'il a fait. Il n'a qu'une préoccupation, restreindre ses concessions et s'arrêter le plus tôt possible. C'est dans ce dessein qu'il a appelé M. Molé avant M. Thiers.
Ce dernier était à la Chambre des Pairs tandis que le Roi le faisait chercher. Il n'arrive aux Tuileries qu'après 16 heures. Louis-Philippe lui expose les faits. "Sire, répond M. Molé, je remercie le Roi de sa confiance mais au point où en sont les choses, je ne puis rien. Il faut reconnaître que les banquets l'emportent. Le seul conseil que je peux donner au Roi, c'est d'appeler MM. Thiers et Barrot. La maison brûle, il s'agit d'appeler ceux qui peuvent éteindre le feu."
Pressé par le Roi, M. Molé présente malgré tout un projet de cabinet et promet de voir ses amis et d'essayer de constituer un cabinet.
Mathieu Louis, Comté Molé, figure du centre favorable à la réforme.
Avant même que M. Molé ait vu le Roi, des gardes nationaux à cheval et beaucoup d'autres messagers se sont répandus dans les rues pour annoncer le changement de cabinet. Les gardes nationaux sont flattés de l'avoir emporté et pensent que tout est fini bien que chez les radicaux on considère bien sûr la concession comme insuffisante et on commence à entrevoir des chances auxquelles on ne croyait pas avant. Malgré tout, sauf sur quelques points, une suspension d'armes se produit.
Alors que M. Molé passe sa soirée à démarcher les modérés et les libéraux, la foule circule en bandes dans la ville, criant, chantant, fêtant sa victoire. A certains, l'idée est venue d'exiger l'illumination des fenêtres. Les habitants, entraînés ou intimidés obéissent, le spectacle attire les curieux. Un air de fête s'empare de la ville, tout forcé que fut cet air.
L'émeute est finie, les émeutiers fêtent leur victoire dans les rues de Paris.
A dix heures du soir, le 27 mai, l'émeute semble enfin maitrisée. Aux Tuileries, malgré les vicissitudes liées à la formation du cabinet, on reprend un peu d'optimisme : la garde nationale est ralliée et chassera les radicaux qui n'auraient pas quitté la rue le lendemain. Le sacrifice de Berryer est finalement une bonne affaire, levant l'hypothèque de la succession et calmant l'émeute au prix d'une prise de risque constitutionnelle. La Chambre? On s'en occupera demain et on la craint moins que l'émeute.
L'affaire est sauvée.