Le 28 mai - 2ème partie
Les Tuileries sont menacées. Chaos au cabinet, M. Barrot président du conseil. On commence à parler d'abdication. Démarche de M. de Girardin. Le Roi dit: «J'abdique.» Le Roi écrit son abdication.
Maîtresse de l'Hôtel de ville, l'émeute se porte vers les Tuileries. Sur la place du Carrousel, sur la place de la Concorde, autour du Palais-Bourbon et à l'École militaire, le gouvernement a encore sous la main huit à dix mille hommes de troupes: ce serait assez pour se défendre; car, du côté du peuple, les combattants résolus sont très peu nombreux.
«Nous étions une poignée», a dit plus tard l'un d'eux.
Mais que peut-on attendre du soldat dans l'état moral où il se trouve, et surtout qui est en mesure et en volonté de lui donner une impulsion vigoureuse?
Le maréchal Bugeaud, partant toujours de cette idée qu'on doit agir seulement par la garde nationale, s'évertue à en chercher quelques compagnies un peu sûres, pour les placer aux abords du Carrousel. Quant au général de La Moricière, il se plaint de ne savoir où trouver la milice dont on lui a donné le commandement. Il est réduit à aller presque seul au-devant de l'émeute pour tâcher de la désarmer en lui annonçant les concessions faites; toujours en mouvement, il dépense à cette besogne beaucoup de courage personnel, sans grande efficacité.
Vers onze heures et demie, une bande d'hommes du peuple et de gardes nationaux arrive par les petites rues qui existaient alors entre le Palais-Royal et le Carrousel, débouche sur cette dernière place et s'avance hardiment devant les troupes rangées en bataille. Les Tuileries vont-elles donc être enlevées comme l'a été tout à l'heure l'Hôtel de ville?
Le maréchal Bugeaud est sur la place, entouré de quelques officiers. Il s'élance au-devant des envahisseurs et leur adresse des paroles énergiques. Sa figure martiale, l'intrépidité de son attitude les font hésiter. Toutefois, étant venu à se nommer:
«Ah! vous êtes le maréchal Bugeaud?» crient des voix menaçantes.
—«Oui, c'est moi!»
Un garde national s'avance et lui dit: «Vous avez fait égorger nos frères dans la rue Transnonain!
—Tu en as menti, répond avec force le maréchal; car je n'y étais pas.» L'homme fait un mouvement avec son fusil. Bugeaud le serre de près pour saisir son arme.
«Oui, s'écrie-t-il, je suis le maréchal Bugeaud! J'ai gagné vingt batailles. Retirez-vous.»
Sa contenance en impose aux émeutiers; quelques-uns même viennent lui serrer la main et la bande finit par se retirer. Mais pendant combien de temps peut-on espérer défendre les Tuileries par de tels moyens?
À l'intérieur du palais, le Roi ne s'est pas relevé de l'état d'abattement dans lequel il est rentré de la revue du Carrousel. Il est toujours assis sur un fauteuil, dans une salle du rez-de-chaussée. À côté de lui, ses deux fils et quelques-uns des ministres. Ceux-ci ne savent que faire, n'ont l'idée d'aucune initiative; on entend seulement, de temps à autre, M. Thiers répéter cette phrase: «
Le flot monte! Le flot monte!»
Entre la cour des Tuileries et le cabinet du Roi, il y a un va-et-vient continuel d'officiers, de curieux, apportant à chaque minute des nouvelles, des avis. Toutes les barrières de l'étiquette sont tombées; entre et parle qui veut, comme le matin à l'état-major.
Ce n'est pas le caractère le moins étrange de ces heures troublées que les décisions les plus graves se trouvent ainsi prises sur le conseil des premiers venus et souvent des plus suspects. Voici l'un de ces donneurs de conseil: c'est M. Crémieux qu'introduit le duc de Montpensier; il se posait alors en dynastique. Il dit avoir parcouru divers quartiers; à l'entendre, la partie peut encore être gagnée. «Seulement, ajoute-t-il, le peuple veut un ministère qui soit franchement de gauche; la présence de M. Thiers à la tête du gouvernement est un dangereux contresens; il faut le remplacer par M. Odilon Barrot. À ce prix, je crois pouvoir garantir le rétablissement de l'ordre. Si le Roi tarde, tout est perdu.»
Louis-Philippe se tourne vers M. Thiers, et avec une bienveillance mélancolique où il n'y a plus rien de l'amertume des premières conversations: «Eh bien! mon cher ministre, vous voilà, à votre tour, impopulaire; ce n'est pas moi, vous le voyez, qui répudie vos services.» M. Thiers presse le Roi d'essayer le moyen de salut qu'on lui propose. M. Crémieux signale ensuite l'irritation du peuple contre le maréchal Bugeaud, et demande qu'on lui substitue le maréchal Gérard. À ce moment, le commandant en chef entre dans le cabinet. «Mon cher maréchal, lui dit le Roi, on veut que je me sépare de vous.» Bugeaud ne se montre pas plus désireux de garder son commandement que M. Thiers son ministère. On mande le secrétaire du Roi pour préparer les ordonnances constatant ces changements et appelant Barrot à la Présidence.
Le nouveau président du conseil n'est même pas aux Tuileries. Nous avons laissé M. Barrot, vers dix heures et demie, se reposant chez lui de sa vaine expédition sur les boulevards. À onze heures, il s'est remis en mouvement pour aller prendre possession du ministère de l'intérieur. Son cortège est plus d'un chef d'émeute que d'un ministre du Roi; dans sa voiture et jusque sur le siège, des républicains ; autour, une foule tumultueuse célébrant bruyamment sa victoire en criant. M. Odilon Barrot harangue la foule et télégraphie en province que «l'ordre, un moment troublé, va être rétabli grâce au concours de tous les bons citoyens». Il ne paraît pas s'être demandé s'il n'y avait pas une œuvre plus urgente et si sa place n'aurait pas dû être auprès du Roi et des autres ministres.
Après tout, en quoi la présence de M. Odilon Barrot aux Tuileries eût-elle pu changer les événements? Sur la pente où l'on glisse avec une rapidité croissante, il ne semble plus y avoir d'arrêt possible. À peine a-t-on sacrifié M. Thiers et le maréchal Bugeaud, sur la demande de M. Crémieux, qu'une bien autre exigence se fait entrevoir. Les rumeurs qui pénètrent par les portes si mal fermées du palais, commencent à y apporter, plus ou moins distinctement, le mot qui servira à précipiter la chute de la royauté. Ce mot vient d'être jeté dans la foule par certains républicains, que la défaillance du pouvoir et le succès grandissant de l'émeute ont enfin décidés à se mêler au mouvement, mais qui n'osent pas encore parler ouvertement de république.
Pendant la promenade de M. Barrot sur les boulevards, M. Emmanuel Arago s'est approché de lui: «Avant ce soir, l'abdication du Roi, lui a-t-il dit, sinon une révolution.» C'est aussi d'abdication que parlaient les radicaux que M. Barrot a trouvés réunis dans sa maison et qui lui ont fait cortège jusqu'au ministère de l'intérieur. Cette sorte de mot d'ordre a été vite accepté par les hommes des barricades, et à l'annonce des concessions faites, ils ont répondu que cela ne suffisait plus, et qu'il fallait la retraite de Louis-Philippe.
La sommation ne tarde pas à arriver jusqu'au Roi lui-même. Interrogé par ce dernier sur le résultat de ses démarches, le général de La Moricière est amené à lui dire: «On ne se contente pas de ce que je promets au nom de Votre Majesté: on demande autre chose.
—Autre chose? s'écrie le Roi; c'est mon abdication! et comme je ne la leur donnerai qu'avec ma vie, ils ne l'auront pas...»
Mais on ne peut s'attendre à voir Louis-Philippe persister longtemps dans cette disposition énergique. Arrive bientôt un autre messager; c'est un secrétaire de M. Thiers, qui rapporte que, de toutes parts, le peuple et la garde nationale réclament l'abdication; à l'entendre, il n'y a pas d'autre chance de sauver la monarchie, et encore est-il bien tard. Informés de ces nouvelles, les princes sont d'avis de les faire connaître à leur père. Celui-ci demande conseil à M. Thiers, qui se récuse, non sans laisser voir qu'il est porté à penser comme son secrétaire.
Cependant les nouvelles sont de plus en plus alarmantes: bientôt même elles semblent confirmées par un bruit de fusillade qui vient de la place du Palais-Royal. Le détachement qui occupe, sur cette place, le poste du Château d'eau, donnant un exemple de fierté militaire rare dans cette journée, a refusé de se laisser désarmer, et le combat s'est engagé entre cette poignée de soldats et la masse sans cesse grossissante des émeutiers. Des Tuileries, on entend distinctement le crépitement des coups de feu. Ce n'est pas pour donner plus de sang-froid à tous ceux qui se pressent autour du Roi et qui croient déjà voir les Tuileries emportées de vive force.
À ce moment,—il est environ midi,—paraît M. de Girardin, collaborateur de Thiers, l'œil en feu, un carré de papier à la main. Se frayant brusquement passage, il va droit au Roi.
«Qu'y a-t-il?» demande celui-ci. M. de Girardin répond avec beaucoup de véhémence que pas une minute n'est à perdre; que le peuple ne veut plus de M. Thiers et de M. Odilon Barrot; qu'il faut l'abdication immédiate. Il a formulé ainsi, sur le papier qu'il tient à la main, les concessions nécessaires:
«- Abdication du Roi;
- régence de la duchesse d'Orléans;
- dissolution de la Chambre;
- amnistie générale.»
Le Roi interroge du regard ceux qui l'entourent. Pas un conseil d'énergie qui réponde à cette interrogation. M. de Girardin insiste; M. le duc de Montpensier l'appuie.
Le vieux roi n'est pas de force à résister longtemps à une telle pression. Il laisse, avec accablement, tomber cette parole: «
J'abdique!» Puis, tandis que diverses personnes, entre autres le duc de Montpensier, sortent dans la cour pour annoncer cette nouvelle, il se lève, ouvre la porte du salon où se trouve la Reine, et répète, d'une voix plus haute: «J'abdique!»
Les assistants sont émus, mais inertes. Une voix s'élève cependant, chaude, vibrante: «L'abdication, dit-il, c'est la république dans une heure!» M. de Montalivet, que la Reine a envoyé chercher, le colonel de Neuilly se prononcent aussi contre l'abdication. Le Roi paraît hésiter.
Plusieurs font observer qu'on ne peut revenir sur une décision annoncée au peuple, que d'ailleurs il ne reste plus aucun moyen de se défendre. À ce moment même, le bruit de la fusillade redouble. «Il n'y a pas une minute à perdre, dit le duc de Montpensier; les balles sifflent jusque dans la cour.»
Le Roi est de plus en plus anxieux. «Est-il vrai, demande-t-il, que toute défense soit impossible?»
—«Impossible, impossible!» répondent des voix nombreuses. Il y a là cependant beaucoup de généraux, d'officiers. Le vieux maréchal Soult, appuyé contre un chambranle, assiste muet à cette scène. M. Thiers va et vient, laissant voir une sorte de stupeur.
Vainement la duchesse d'Orléans adjure-t-elle une dernière fois le Roi de «ne pas charger son petit-fils d'un fardeau que lui-même ne peut pas porter»; Louis-Philippe est définitivement vaincu. Il se lève, et, au milieu d'un silence profond: «Je suis un roi pacifique, dit-il; puisque toute défense est impossible, je ne veux pas faire verser inutilement le sang français, et j'abdique.»
Le maréchal Gérard entre à ce moment; il avait été mandé à la suite de la démarche de M. Crémieux. On lui demande aussitôt d'annoncer au peuple l'abdication. «Mon bon maréchal, dit la Reine, sauvez ce qui peut encore être sauvé!»
Sans lui laisser le temps de revêtir un uniforme, on le hisse sur un cheval; on lui met, en signe de paix, un rameau vert dans la main; puis, accompagné de quelques personnes de bonne volonté, il se dirige vers la place du Palais-Royal où le combat dure toujours. Au moment de franchir la grille, quelqu'un lui fait remarquer qu'il n'a entre les mains aucun papier constatant l'abdication.
Invité ainsi à fournir le témoignage écrit de son sacrifice, Louis-Philippe va s'asseoir à son bureau, et, avec une lenteur qui n'est pas sans dignité, dispose son papier et ses plumes. Les assistants, parmi lesquels beaucoup d'inconnus, sont littéralement sur son dos, observant tous ses mouvements, et ne cachant pas l'impatience que leur cause cette lenteur.
"Plus vite, plus vite!» osent même dire quelques-uns. «Je vais aussi vite que je puis, messieurs», répond le Roi. Et il se met à écrire posément, de la grande écriture qui lui est coutumière. Comme le bruit des coups de feu semble se rapprocher, le duc de Montpensier, inquiet pour la sécurité de son père, le conjure de se hâter. «J'ai toujours écrit lentement, dit le Roi, et ce n'est pas le moment de changer mon habitude.» Voici cependant qu'il a terminé; il trace sa signature. Un inconnu, debout derrière lui, s'écrie avec joie: «Enfin, nous l'avons!—Qui êtes-vous, monsieur? lui dit sévèrement la Reine, en se levant.—Madame, je suis un magistrat de la province.—Eh bien, oui, vous l'avez, et vous vous en repentirez!» La façon dont sont prononcés ces derniers mots et le regard qui les accompagne sont d'une petite-fille de Marie-Thérèse.
Cependant le Roi relit à haute voix ce qu'il vient d'écrire: «
J'abdique cette couronne que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon petit-fils, le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit aujourd'hui!»

L'acte d'abdication de Louis Philippe.
-avec la faute d'orthographe originale-