La rédaction de la constitution
Lendemains de l’entrevue de Wiesbaden. Fracture de la majorité conservatrice. Consensus pour la république. Desseins profonds des différents partis. Nouvelle commission constitutionnelle et début de la rédaction. Le débat sur l’assemblée unique. Comment il est tranché. Le mode d’élection du chef de l’Etat. Nouveaux élus à l’Assemblée Nationale et raisons de l’inquiétude. Débat sur l’amendement Grévy et l'amendement Leblond. Adoption de l’élection au suffrage universel. La proposition Thouret et les autres freins. Achèvement de la constitution. Physionomie générale des institutions. Vote des décrets convoquant les électeurs.
En cette période d’effervescence politique, la publication fort inopportune des propos du Comte de Chambord n’avait, en définitive, qu'un peu renforcé la cacophonie qui régnait des les journaux, les cafés, les salons. La très grande majorité des électeurs et même des représentants ne lurent jamais la circulaire Barthélémy. Son contenu n'eût guère surpris un lecteur, seule son inopportunité et sa maladresse frappaient. Mais il est en ainsi en Histoire : les messages les moins entendus sont souvent ceux qui, le recul arrivant, s’avèrent avoir la plus grande importance pour la postérité. Si le voyage de Wiesdbaden fut une déception pour les émissaires du Comité de la Rue de Poitiers, la circulaire Barthélémy acheva les espoirs royalistes. Ils furent accablés par la consternation : dotés d'une Chambre prête à les suivre, le contexte était incroyablement favorable à leur cause. Il ne leur manquait qu'un Prince qui comprît que Paris valait bien une Messe. De leur côté, les républicains (même du lendemain), soupiraient de soulagement : la restauration qui semblait imminente n’était plus envisageable à court terme.
La rédaction de la Constitution était le mandat de l’Assemblée Nationale et depuis octobre, elle n’avait guère avancé, si l’on excepte les semaines perdues entre les journées de Novembre et la conversation de Wiesdbaden. Il était grand temps de donner au pays, qui se lassait, des institutions légitimes. Il était craint, sans institutions, que le radicalisme ne resurgît de l’ombre et ne menaçât à nouveau les fondements de la société. Parmi les représentants, le consensus appelait à la république : l’urgence était d’enfin donner à la France un gouvernement. Comme le lecteur le supposera avec raison, les raisons de ce ralliement républicain variaient selon les partis.
La conversation de Wiesbaden et la circulaire Barthélémy avaient fracturé la majorité du Parti de l’Ordre. Ce dernier s’appuyait sur les Légitimistes pour s’assurer la majorité absolue parmi les représentants. Dès qu’il fut évident que le Comte de Chambord ne serait pas restauré dans l’immédiat, les Légitimistes refusèrent d’apporter plus avant leur concours. Ne disposant que d’une majorité relative, divisé entre orléanistes, républicains conservateurs et anciens de l’opposition dynastique, le Parti de l’Ordre ne pouvait plus décider seul de l’avenir du pays. Une coalition entre le Tiers Parti et l’Ordre était devenue nécessaire. Le Tiers-Parti, fort de son effectif en Républicains de la veille « modérés » et en républicains du lendemain ne donnerait son concours aux institutions qu’à une condition, évidente : la république. Ainsi se forma un consensus qui devait donner au pays ses futurs institutions.
Rappel des équilibres à l'Assemblée Constituante.
Pour le Tiers-Parti, le divorce du Parti de l’Ordre et l’imbroglio Bourbonien étaient une divine surprise, le cadeau de la Providence qui rendait possible la république modérée. La Montagne (les radicaux) ne pouvait que se féliciter de la déconfiture des projets de restauration. Restait le Parti de l’Ordre. Pour l’élément républicain, la conversion ne fut pas difficile. Au sein de l’élément monarchique, on comprit que le petit fils de Charles X ne pourrait pas régner et l’on était conscient que le petit fils de Louis-Philippe n’était pas en âge de le faire et qu’il était inconséquent d’ouvrir une restauration par une régence. Le république permettait donc de gagner du temps tout en s'étant débarrassé de la branche aînée dont on envisageait la restauration par dépit et nécessité plus que par fidélité. Avec la république conservatrice, l’ordre et la société seraient préservés, ce qui était le souci principal des représentants. Quant aux institutions le temps ne manquerait pas pour les réviser et les amener dans une direction plus conforme à leurs souhaits.
Enfin, les Légitimistes furent, pour certains, des soutiens inattendus à l’instauration officielle de la République : puisque Henri V ne régnerait pas, la République serait le meilleur obstacle à la poursuite de l’usurpation par la branche cadette.
En cette toute fin d’année 1848, c’est moins parce qu’elle enthousiasmait que parce qu’elle convenait aux desseins des représentants que la république fut officiellement instaurée.
L’Assemblée Nationale reprit ses travaux constitutionnels, enfin, et nomma une commission de constitution. Formée après plusieurs scrutins, cette commission avait été recrutée dans tous les groupes parlementaires. Seule la fraction Légitimiste s'en était écartée. Une large part avait été faite aux députés des anciennes Chambres : MM. De Tocqueville et Barrot allaient y siéger. On emprunta aux textes de la Première République, à la Constitution des États-Unis, aux Chartes de 1814 et 1830. Les libertés fondamentales du citoyen furent proclamées, on organisa le pouvoir législatif, on détermina les attributions de l'exécutif, on réglementa le droit de révision. Le projet fut ensuite présenté par M. Marrast, un républicain de la veille, sur le bureau de l'Assemblée.
La discussion s'ouvrit début janvier 1849 alors que la capitale était toujours sous l'empire de l'état de siège. Deux points furent l'objet de longues discussions : le premier portait sur l'unité ou la division du pouvoir législatif, le second sur le mode d'élection du président de la République.
Au sein de la commission, le système de l'Assemblée unique avait triomphé, seuls MM. De Tocqueville, Barrot et Vivien s'étaient prononcés pour le bicaméralisme. Les républicains s’écriaient, avec une étrange logique : « la souveraineté du peuple étant une, la délégation de cette souveraineté doit être une aussi ». Odilon Barrot tenta, à la tribune de l'Assemblée, d'incliner les opinions en faveur des deux Chambres. Ce fut un monument d'éloquence et de précision prenant en exemple le bicaméralisme américaine, celui pratiqué au Royaume-Uni pour illustrer la sagesse d'institutions dotées de freins et de contrepoids ; au contraire les deux exemples mémorables d'Assemblée unique, la Convention en France et le Long Parlement anglais n'avaient abouti qu'au despotisme.
En dépit de si hautes vues, la cause était perdue. Le dessein de la plupart des représentants, encore effrayés des événements de Novembre (voire Février) 1848, était de concentrer l'autorité, non de la morceler. Les partisans de la Chambre unique demandaient, non sans embarrasser leurs contradicteurs, quels seraient les membres de cette chambre haute. Pour faire une haute Chambre, il fallait en avoir les éléments : l'hérédité avait été abolie, le suffrage restreint ou à deux degrés eût été accueilli avec ombrage ; toute tentative pour créer des catégories d'éligibles ou pour organiser la représentation d'intérêts eût été taxée de retour à l’aristocratie. La seule deuxième Chambre qui aurait été alors tolérée n'eût été que la reproduction de la première, elle n'eût plus été un contre-poids mais une rivale. Si elle ne devait pas être autre chose, peut-être effectivement valait-il autant ne pas la créer. L'amendement de M. Barrot fut repoussé par 530 voix contre 289.
Le mode d'élection du président devait soulever des débats plus vifs encore. A une question de principe se mêlait l'intérêt de questions personnelles. Au début, le vœu général s'était manifesté : faire nommer le président par le suffrage de tous répondait à l'étroitesse du gouvernement de Juillet et répondait à l'idée démocratique. La plupart des conservateurs n'y répugnaient pas, sans doute car ayant conscience de leur force et ayant des plans pour l'avenir. Au sein de la Commission de Constitution, seule un contradicteur, M. de Parieu, s'opposa à cette idée.
Le suffrage universel est cependant une divinité ombrageuse et changeante, que nous invoquons ou que nous renions suivant qu'elle sert ou contrarie nos intérêts et nos opinions. Il arriva qu'au mois de décembre eurent lieu dans plusieurs départements des élections complémentaires provoquées par des démissions, décès ou arrestations de représentants suite aux événements de Novembre. On vit entrer à l'Assemblée des noms illustres : MM. Thiers et Molé, entre autres, ainsi que M. Hugo. Un résultat, cependant, dominait et effaçait tous les autres : Louis Napoléon Bonaparte était élu non plus cette fois par quatre mais par cinq départements. 300 000 suffrages le désignaient. Après le scrutin d'octobre, on avait pu croire à un effet du hasard, à un caprice passager. Après celles de décembre, le doute n'était plus permis : il y avait là l'indice d'une désignation populaire et les amis du Prince ne le dissimulait plus. Contrairement au mois d'octobre, Louis Bonaparte fit cette fois son entrée dans l'Assemblée. Son langage était réservé et convenable, il se borna à remercier ses concitoyens et à protester de son dévouement. Cette modestie ne rassura pas.
Le Prince Louis-Napoléon Bonaparte, nouvel élu au sein de la Constituante.
La nouvelle de cette élection avait jeté un grand trouble au Palais Bourbon. Le suffrage universel trouva soudain des amis sur lesquels il ne comptait guère et des adversaires sur qui il comptait encore moins. Deux partis divisèrent l'Assemblée. Dans l'un se rangèrent ceux qui persistaient à vouloir l'élection par le peuple. Ils trouvèrent dans le Parti de l'Ordre des alliés fidèles. Dans l'autre se groupèrent des républicains qui se piquaient d'habileté et craignaient les écarts infantiles du suffrage universel. Ils imaginèrent deux amendements pour faire triompher leurs vues.
La proposition la plus radicale fut défendue par M. Grévy qui présenta un projet où le pouvoir exécutif était confié non à un chef ayant une autorité propre mais à un président du conseil, simple délégué de l'Assemblée, désigné par elle et toujours révocable. Cette doctrine, qui transformait le chef de l’État et les ministres en agents de l'Assemblée, qui rappelait trop la Convention, trouva peu de faveur. M. Grévy produisit néanmoins une réelle sensation lorsque il décrivit l'immense puissance d'un chef élu par le peuple en ces termes :
« Etes-vous sûrs que dans cette série de personnages qui se succéderont tous les quatre ans au trône de la présidence, il n'y aura que de purs républicains empressés d'en descendre ? Etes-vous sûrs qu'il ne se trouvera jamais un ambitieux tenté de s'y perpétuer ? Et si cet ambitieux est un homme qui a su se rendre populaire ? Et si c'est un rejeton d'une des familles qui ont régné sur la France ? Et s'il n'a jamais renoncé expressément à ce qu'il appelle ses droits ? […] »
L'attaque personnelle, sous-entendue, était claire.
Un autre amendement fut conçu dans le but d'enlever au suffrage universel, devenu suspect, l'élection du chef de l’État. Il avait été rédigé par M. Leblond et trouvait au sein du Tiers-Parti, chez les républicains modérés, de nombreuses adhésions. Il s'agissait de faire nommer le président de la République par l'Assemblée. M de Parieu, issu du parti conservateur, le défendit à la tribune. Il argua que ni la Suisse, ni la Hollande quand elle était républicaine, ni les États-Unis n'ont conféré au suffrage universel la nomination du chef de l’État. Il poursuivit en ces termes :
« Avez-vous réfléchi à la nature du pouvoir que vous organisez ? Vous donnez une source indépendante à un pouvoir que vous voulez dépendant. Le président tiendra son mandat du peuple tout entier et vous voulez néanmoins qu'ils vous soit subordonné. Vous lui conférez le mandat qu'avait Napoléon et vous songeriez ensuite à l'enserrer dans des chaînes fragiles et à lui dire : Tu ne te débattras pas ! Votre combinaison est une source fatale de conflit entre le pouvoir exécutif et vous.
Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que le conflit n'a pas d'issue légale. Le président n'a pas le droit de vous dissoudre, vous n'avez pas le droit de le révoquer. »
C'est ainsi que par deux amendements, les plus radicaux et les plus prévoyants s'efforçaient d'écarter la candidature princière qu'ils redoutaient. Les partisans du suffrage universel rencontrèrent en Lamartine un champion aussi éloquent qu'inattendu. Il avait après les élections d'octobre, l'un des premiers, entrevu le mouvement en faveur de Bonaparte. Voulut-il faire un calcul peu digne et faire échec à la candidature de son rival Cavaignac ? Voulut-il relever par un grand triomphe oratoire sa popularité déclinante et redonner de la vigueur à ses propres ambitions ? Il se fit, quoi qu'il en fût, l'avocat de l'élection populaire. Lamartine en appela à la confiance envers le suffrage ; il refusa d'envisager l'idée d'un coup de force ou de ruse du chef de l’État ; il considèra la future popularité du chef de l’État comme une bénédiction ; il expliqua que pour les princes tentés d'utiliser la magistrature suprême comme d'un marche-pied, ce serait moins un triomphe qu'une abdication de leurs principes.
L'Assemblée fut éblouie par le verbe de Lamartine. L'amendement Grévy fut repoussé par 643 voix contre 158 ; l'amendement Leblond par 602 voix contre 211. Quelques motions secondaires ayant pour but d'organiser des séries de candidature ou le suffrage à deux degrés furent également écartées ou retirées. 627 voix contre 130 remirent au suffrage universel le choix du président ;
Les Assemblées, lorsqu'elles ont voté les mesures les plus graves, même à une large majorité, ont parfois des mouvements qui ressemblent à des remords. Des rangs du Tiers-Parti, le représentant Antony Thouret proposa que l'Assemblée votât l'extension aux Bonaparte des lois d'exil, dans une intervention qui attaque avec virulence Louis Bonaparte. Dans un curieux revers de fortune, le Prince monta à la Tribune et s'y défendit fort gauchement, ce qui amena le représentant Thouret à retirer, avec une ironie méprisante, sa proposition.
L'Assemblée ne vota pas l'inéligibilité des princes des familles régnantes. Le Parti de l'Ordre ayant des desseins à moyens termes, s'y serait refusé quoi qu'il en fût.
D'autres amendements, qui proposèrent par exemple de conférer au pouvoir législatif le droit de suspendre le président, ne furent guère plus heureux. L'Assemblée prit d'autres dispositions : elle ne se contenta pas de dire que le président ne serait pas rééligible mais ajouta que ses parents ou alliés jusqu'au sixième degré ne pourraient pas être non plus élus après lui. Elle exclut également de la Vice-présidence les dits parents et alliés du président. On décidé également que, seul de tous les fonctionnaires, le chef de l’État serait astreint au serment. Enfin, l'article 68 de la constitution réaffirmait en termes comminatoires l'interdiction de la dissolution de la Chambre.
Une fois ces votes mémorables pris, il sembla que tout l'intérêt de la discussion fut épuisé. Les questions d'organisation judiciaire furent à peine effleurées ; les questions militaires renvoyées à une loi. Le problème si important de la révision souleva à peine quelques débats. L'ensemble du projet fut, après un nouvel et très court examen, voté par l'Assemblée à la majorité de 739 voix contre 30. Parmi les opposants, plusieurs s'expliquèrent. Berryer, réélu, se refusait à conférer par son suffrage une légitimité à l’État républicain ; d'autres comme Montalembert ne voulait pas associer leur nom à une politique qui en instituant l'Assemblée unique laissait la porte ouvert aux troubles ; d'autres enfin repoussaient une constitution qui ne reconnaissait pas le droit au travail et ne réalisait aucune des réformes sociales qu'ils espéraient.
Quelle était la physionomie des nouvelles institutions ? Trois pouvoirs étaient établis : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire.
Le pouvoir législatif était confié à une assemblée unique, composée de 750 membres, élus par le suffrage universel pour 3 ans.* Cette assemblée était permanente. Le pouvoir exécutif était délégué à un président de la République, élu lui aussi par le suffrage universel. Dans le cas où aucun des candidats n'aurait obtenu la majorité absolue des suffrages, l'Assemblée avait alors la faculté de choisir entre les cinq candidats ayant obtenu le plus de votes. La durée du mandat du président était de quatre années. A l'inverse des représentants, il n'était pas rééligible immédiatement. Ses pouvoirs étaient, en un sens, moins étendus que ceux du roi constitutionnel : il disposait de la force publique mais ne la commandait pas, il ne disposait pas du droit de dissolution, ne pouvait ni retarder ni suspendre la promulgation de la loi et n'était pas inviolable. D'un autre côté, il puisait dans l’investiture populaire une autorité immense et s'il était responsable, l'action en responsabilité était tellement difficile à exercer qu'il y avait lieu de craindre qu'elle ne fût illusoire.
Schéma simplifié des nouvelles institutions.
La révision était un des derniers titres du texte. Le principe en était admis mais soumis à des conditions rigoureuses. Aucun vœu ne pouvait être formulé en ce sens, sauf dans les dernières années de la législature. Une proposition ne pouvait être transformée en résolution définitive qu'après plusieurs délibérations à un mois d'intervalle et aux trois-quarts des suffrages exprimés.
Tel était, dans ces traits généraux, le projet de constitution républicaine adopté par l'Assemblée Constituante et promulgué en les termes suivants:
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS, L'ASSEMBLÉE NATIONALE a adopté, et, conformément à l'article 6 du décret du 28 octobre 1848, le Président de l'Assemblée nationale promulgue la CONSTITUTION dont la teneur suit :
Préambule
En présence de Dieu et au nom du Peuple français, l'Assemblée nationale proclame :
I. - La France s'est constituée en République......
La suite
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Tout étant accompli, l'Assemblée vota la convocation des électeurs à l'élection présidentielle pour le dimanche 4 février 1849.